Il y a deux semaines je suis allée travailler trois jours à Venise. Je n’y avais jamais été et je n’en attendais rien. Déjà parce que j’y allais pour travailler, donc a priori1 voir des murs et un écran d’ordinateur et ensuite parce que j’avais dans l’idée que Venise serait comme Bruges, une carte postale sans âme et avec beaucoup de stands pour touristes.
La Rêverie Éveillée
Avant de continuer sur Venise, il faut que je vous parle de ce qui m’obsède depuis plusieurs mois : la place du rêve dans nos vies contemporraines. Et quand je dis rêve, je ne parle pas des rêves que notre subconscient fait la nuit pour gérer notre journée et nos tracas, je parle des rêves issus de nos rêveries éveillées.
La rêverie éveillée c’est l’art de voyager dans ses vies parallèles, ses vies futures, et ses vies passées2 et de s’autoriser à y croire. Rêver éveillé.e c’est étirer le temps, circuler librement dans un espace sans frontières et d’y récolter des sensations, des idées et des sagesses.
Pendant des années j’ai cessé de rêver éveillé3. Ce n’était pas un choix, c’est arrivé très simplement, à coup de soucis pragmatiques, il faut faire ci et d’objectifs réalisables, je veux faire ça.
Et puis c’est revenu, progressivement, et depuis quelques temps j’ai une carte Grande Voyageuse de Rêveuse Éveillée. Je voyage dans mes vies parallèles, mes vies futures, mes vies passées et quand je reviens dans le moment présent j’utilise ce que j’ai récolté pour le modifier, ce fameux présent et donc changer le monde à mon échelle. Et laissez-moi vous dire que je n’ai jamais autant aimé la vie que depuis que j’ai repris le rêve.
Si cela vous semble abstrait, restez encore un peu avec moi parce que c’est le moment où je boucle la boucle avec Venise. Venez, on part à Venise au 6e siècle4.
Venise au 6e siècle ça ressemblait à ça, grosso merdo, à 1500 ans près :
Comprendre : Venise c’était des marécages entrecoupés d’eau vaseuse, c’est beau vu d’en haut, mais c’est pas ouf pour circuler, surtout en 528 où j’imagine5 qu’ils nétaient pas encore super au point sur les bottes en caoutchouc.
Autrement dit : Venise ce n’était rien et surtout pas une terre amicale. De beauté ? Point. Mais voila, il y avait un groupe d’humain.e.s qui étaient chassé.e.s par un autre groupe d’humain.e.s et qui cherchait refuge, et ces marécages semblaient mieux que la mort donc iels se sont dits “Posons-nous là”. Jusque-là une petite histoire d’oppression comme on en a l’habitude.
Donc, on a un groupe de réfugié.e.s persecutés dans un endroit moche où tu ne peux pas construire un mur ni faire pousser une carotte et là, au milieu du seum de la vie sans électricité ni anti-moustique, tu as une femme6 qui dit “Et si on construisait une ville. Mais un truc joli tu vois, avec des petits ponts pour passer par dessus les rigoles d’eau, on se déplacerait en bateau pour aller chez les un.e.s les autres et on utiliserait des bouts de bois pour pagayer parce que l’électricité et les moteurs c’est pas pour tout de suite, Georgina.”
Il faut imaginer qu’en 500 et des brouettes, une rêveuse éveillée a osé suggérer de construire une ville sur un marécage.
Il faut imaginer qu’en 500 et des brouettes, lorsque ce rêve éveillé a été partagé, il y a eu plus de personnes pour dire : “Franchement, ça se tente.” que pour dire “Nan mais c’est impossible, déjà, on n’a pas encore inventé la truelle7 et toi tu veux construire une ville en dur sur du mou ?!”
Il puis il faut imaginer qu’en 500 et des brouettes, cette personne et ses ami.e.s persécuté.e.s ne se sont pas contentés de se dire “Faisons un cabanon et attendons que le monde aille mieux”, iels se sont dit “Faisons un truc stylé, genre tu te lèves le matin, tu regardes par la fenêtre et tu te dis: La vie ça va. Parce que quite à vivre, autant voir beau et tenter folie.”
Voir Beau et Tenter Folie
Il en faut du tempérament pour oser rêver l’impossible alors que ta réalité te dit tout le contraire. S’autoriser à rêver éveillé c’est pousser les murs du récit rationnel et aller explorer au delà, c’est se donner l’autorisation de vouloir être heureux.se dans un monde qu’on créerait au lieu de le subir, c’est défier les lois de la logique et de la prédictabilité. C’est, en somme, un acte de dissidence qui peut changer le monde8.
Pour maintenir un groupe soumis, ôtez-lui sa capacité à rêver9. C’est ce qui se passe en ce moment, non ? On marche à contre-vent, les yeux rivés sur le bout de nos pieds, on nous martèle “Tout va mal, ça pète, ça crame, vous allez mourir, rien ne sert à rien alors n’essayez pas de penser autrement, vous n’avez pas le temps pour ces foutaises.” Et on avale ce discours, et on y croit parce que maintenant on a des ordinateurs pour confirmer que tout va mal alors qu’en 500 et des brouettes tout allait mal mais sans preuves scientifiques à l’appui, donc c’était très différent de nous, “c’était plus simple.” ( /s)
On est des modernes nous, on n’a plus besoin de tenter folie, notre futur c’est la technologie. ( /s bis)
On est des modernes amnésiques, oui. On a oublié qu’on peut voyager gratuitement à tout moment dans le temps et l’espace et revenir avec des idées farfelues qui ne tiendraient pas si on était seul.e à les porter mais qui pourraient devenir des belles folies si on s’y mettait ensemble.
Je le sais car Venise.
Le Balancier du Rêve à la Réalité
Alors comment on fait pour construire une ville en dur sur un sol mou et mouillé au 6e siècle sans truelles ni bottes en caoutchouc ?
Parce qu’une fois l’euphorie du “Et si on…” passée, quand vient l’heure d’utiliser sa logique, sa capacité organisationnelle et les outils à disposition, vient aussi le risque de l’abandon. Si rêver est gratuit, transformer le rêve en réalité coûte cher : il faut payer en temps, en patience et en itérations.
Pour construire Venise, notre groupe de rêveureuses en a déduit10 que le mieux c’était de tailler des troncs d’arbres en poteaux, de les enfoncer côte à côte le plus profond possible dans les marées pour créer une fondation sur laquelle iels viendraient poser les briques pour construire leur maisonées. Vous imaginez le délire : le plan c’était de tailler des milliers d’arbres à enfoncer à la force de la main pour y poser des briques.
- Mais ils sont où les arbres ?
-Et bien pas là, Enrica, car là on est dans un marécage. Il va falloir aller les chercher ailleurs pour tester notre idée.
- Bon. Et bien on va construire un atelier ailleurs pour pouvoir constuire des bateaux pour pouvoir ramener des arbres pour construire Venise. Heureusement qu’on a une ésperance de vie jusquà 38 ans, ça nous laisse un peu de temps, sinon tu imagines l’angoisse.
- Grave…11
Construire Venise ça n’a pas seulement été rêver une folie, la partager aux autres et trouver du soutien. Ça a été faire le balancier entre le rêve et la réalité, faire des détours logistiques qui ont créés leurs propres conséquences (la ville est devenue une énorme puissance maritime because forcément, iels ont maîtrisé l’art de faire des bateaux pour ramener leurs rondins) et vivre dans un monde qu’iels construisaient tout en le découvrant tout en le rêvant tout en le partageant.
À ce stade vous vous dites que je mens probablement, que Venise ne s’est pas construite sur des troncs d’arbres parce que le bois moisirait et autre protestations pragmatiques. Je vous partage donc quelques petites photos d’archivages des fondations de Venise (et je vous laisse aller plus loin dans vos recherches personnelles sur les trucs techniques) :
Sur une échelle plus vaste ça donnait ça:
Attendez je vous montre un plan:
Bilan
S’autoriser à rêver éveillé ça peut donc donner ça :
Venise n’a pas toujours existé et n’a jamais été une évidence. Venise c’est un rêve éveillé ramené, pas à pas, sous la puissance du groupe, dans la réalité.
Alors quand vous sentez votre âme partir avec des envies d’explorer d’autres réalités, ne la ramenez pas trop vite. Laissez-la se perdre dans l’ivresse de la beauté et de la folie et lorsque vous reviendrez, combattez l’amnésie et la timidé, osez partager votre rêve éveillé et peut-être bien que vous finirez par changer le monde avec deux, trois copaines.
Et en cas de doute sur l’utilité de rêver alors que le monde crâme et que l’être humain semble trop mauvais, souviens-toi : Venise.
Baccio,
Nathalie
PS : la veille de mon départ à Venise j’ai parlé Révolution Romantique ou comment changer le monde avec l’Amour. L’amour et le rêve, même combat. Si ça vous intéresse, c’est par ici.
a posteriori : j’avais tort. J’aime bien avoir quand la vie me surprend et me donne tort, ça me rappelle que le possible est imprévisible.
il existe plusieurs niveaux de maîtrise de cet art, se rêver oiseau ou rivière requiert une grande pratique et sensibilité.
Et pourtant j’ai eu la grande chance de voir Hook à 8 ans au cinéma, qui a clairement évité que je devienne une Peter Banning.
Ha oui, et la bonne nouvelle quand vous faites des rêves éveillés c’est que vous n’avez pas besoin de passeport, de visa ou d’argent. Vous n’aurez jamais froid et si le coeur vous en dit, vous pourrez même voler.
la spéculation est totale.
“dont on ne saura jamais rien et qui s’est sans doute fait voler le crédit par son mec.” Tout comme les médias ou les cours à Sciences Po, j’ai une ligne éditoriale. Chez eux vous oublierez que les femmes existent. Ici vous vous en souviendrez.
Là je vous ai quand même fait un fact-checking, la truelle a été inventé au XVe siècle par Clément.
Évidemment cela implique que vous souhaitiez changer le monde.
Si vous aimez des gens qui vivent dans la précarité et/où dans des pays extrêmements limitants au niveau des libertés vous le savez.
Ne me demandez pas combien d’hypothèses ont dû être abandonnées avant d’arriver à cette “déduction” mais je dirai: beaucoup.
Rare extrait de conversation entre Georgina et Enrica autour d’un thé à la feuille de roseau alors qu’elles réalisent qu’il y a une nouvelle étape qui va prendre trois générations pour transformer leur rêve en réalité.