Ce texte débute le 3 novembre 2023. Le 3 novembre 2023 cela fait trois semaines que l’armée Israëlienne bombarde Gaza et à ce moment là je crois naïvement que 1) cette guerre va bientôt s’arrêter et 2) que je ne pourrais pas en supporter beaucoup plus.
Le fait est qu’une guerre qui démarre ne se finit jamais en trois semaines1 et que l’être humain est très élastique. On peut toujours en supporter un peu plus que ce que l’on aimerait.
Le 3 novembre 2023 des idées se connectent dans ma tête, une flamme s’embrase dans mon coeur, je me saisis de mon téléphone et je partage en story, sur Instagram le résultat de ce feu d’artifice.
J’avais promis alors que je le partagerai aussi en newsletter “la semaine prochaine” pour que nous puissions continuer cette conversation de façon collective et pérenne, deux mois sont passées, le génocide continue, l’idée a été éprouvé et je vais y apporter quelques mise à jour et notes de bas de page.
La question est toujours la même :
Est-ce que ce que l’on fait sert à quelque chose ?!? Le féminisme, l’appel à la paix, l’écriture inclusive. Est-ce qu’on est juste un petit groupe têtu et bolossé dans le déni, ou est-ce que ça bouge bordel ?!
Je vous spoile direct : ça bouge sec.
Le monde change plus vite que nos mentalités mais les mentalités peuvent changer et pour ce faire le changement suit un schéma. Ce schéma a été découvert par des scientifiques japonais2 qui étudiaient le comportement d’un groupe de macaques sur l’île de Koshima. Je vous résume l’étude ci-dessous avec des dessins faits par une I.A. qui s’appelle Natahlie Sejean3. Folle coïncidence.
Voici donc la version 2.04 des étapes du changement. Lever de rideau. Dessins !
La situation de base : la conformité au service du groupe
Ce carré représente un groupe d’humain.e.s qui répète des comportements comme si rien ne pouvait changer, comme si ça avait toujours été ainsi. (Rien n’a toujours été ainsi)
Dans le cas des macaques du Japon, le comportement était de ramasser des morceaux de patates douces jetées par les scientifiques sur la plage et de les manger encore couverts de sable.
La dissidente et le pas de côté
Ce rectangle rose représente la première personne qui modifie son comportement, parce qu’elle suit sa curiosité créative, qu’elle désire mettre en pratique un déroulé théorique ou parce qu’elle ressent le besoin impérieux de changer quelque chose. Le résultat lui plaît, elle recommence et se fait désolidariser du groupe qui réagit par un backlash : moqueries, pressions, violences.
La dissidente maintient ses positions. On peut supposer que le maintien de ces positions n’est pas dû à un désir de se retrouver isolée et violentée par le groupe mais bien parce que ce changement lui procure une amélioration dans sa vie. Elle n’entame pas une campagne de propagande pour convaincre les autres de faire comme elle. Elle fait elle, et elle n’est plus le groupe.
Dans le cas des macaques du Japon, il s’agit d’Imo, jeune femelle de 18 mois qui décide de rincer les morceaux de patate douce dans l’eau de mer avant de les manger. Cette audace lui valut le backlash du groupe car Imo essayait clairement de détruire la société en arrêtant de manger du sable comme on a dit qu’il fallait faire car de tout temps nous, les macaques, on mange du sable quand on mange des morceaux de patates douce.
Le cercle proche
Au bout d’un moment, l’entourage prend note et essaye à son tour. Surprise : ce changement est effectivement plus agréable. Surprise, manger du sable c’est moins sympa que ça n’en a l’air.
Il y a 8 ans, deux amix à moi ont décidé de passer au zéro déchets. Pendant plusieurs années iels se sont fait vanner par leur entourage, iels ont rencontrés la résistance des grands-parents qui voulaient acheter des cadeaux en plastique à leurs petit.e.s enfants, iels se sont fait tâcler chaque fois qu’iels sortaient de leur droit chemin et achetaient “heuuuu un truc avec du plastique, c’est pas très zéro déchet dis donc !”. Iels n’avaient rien demandé à personne, iels voulaient juste diminuer leur production de déchets personnels et pour réussir à faire cela, iels ont dû braver la résistance constante de leur entourage proche et élargi. Je n’ai aucun doute que j’ai fait partie des amix relous qui ont fait des blagues nulles.
Quelques années auparavant, j’avais essayé de devenir végétarienne et j’avais abandonnée sous la pression sociale de devoir me justifier, de devoir écouter des gens me traiter d’extrémiste parce que je refusais de manger de la viande ou me dire ‘Et les oeufs alors, c’est des poussins morts !!’, de devoir payer autant que les carnés au restaurant pour un plat sans protéine et souvent sans goût5. Bref, j’avais rapidement cédé sous la pression constante du groupe et j’avais repris ma vie de carné tout en pensant avec beaucoup d’admiration à Moby, vegan depuis 1985 et me demandant “Mais comment il a fait pour manger toutes ces années ?”.
Finalement, c’est en regardant mes amix incarner leur changement comme des roseaux que j’ai décidé de redevenir végé et de reprendre mon changement afin d’incarner, moi aussi, qui j’avais besoin d’être pour me sentir heureuse et alignée. Mes amix ne sont pas végétarien.ne.s et je ne suis pas zéro déchet mais on se transforme mutuellement en incarnant nos croyances et les conclusions de nos expériences.
Il y a six ans manger au restaurant était devenu une source de tristesse. Aujourd’hui même les restaurants les plus résistants ont toujours une alternative possible parce que plus personne ne peut ignorer qu’il existe un groupe d’humain.e.s qui ne veut plus manger des animaux qui ont été torturés toute leur courte vie durant. Je précise qu’il y a dix ans je disais des choses du genre : “Je ne vais pas arrêter de manger de la viande, ça fait partie du cycle de la vie de tuer les animaux.” et que personne dans ma famille n’est végétarien.ne. Je ne suis pas née dans un milieu particulièrement propice à devenir végétarienne, j’ai toujours vécu en ville, les animaux étaient un concept abstrait pour moi. Là pour nous servir. C’est ma famille choisie et les histoires qui circulaient qui m’ont permis de m’éduquer, de comprendre, d’apprendre et de décider de changer.
Le cercle souple
Le cercle souple finit par suivre, se sont souvent les jeunes, toujours opérationnels pour tester mais aussi se laisser convaincre. Je ne dis pas que les jeunes sont meilleurs que les vieux, personne n’est meilleur que personne. Iels ont simplement plus l’habitude d’intégrer de nouvelles habitudes, iels sont plus proches de leur huit ans que nous c’est tout. Iels se souviennent encore de ce que cela veut dire de tout découvrir pour la première fois.
Pour autant je suis persuadée qu’il n’y a pas d’âge pour se transformer et évoluer. La curiosité et la capacité à tester sont des muscles à entretenir.
Les autres meufs
Tout âge confondu, les femmes se joignent souvent rapidement aux vagues de changement car elles sont “plus intéressées par des comportements différents.” Je cite Bernard Werber6 .
À ce moment là, quand tous ces cercles se sont peu à peu détachés du groupe et ont testé puis adopté un nouveau comportement, on atteind
Le Point de Bascule
Le gros carré beige c’est la majorité, fermement menée par les “anciens, notamment des vieux hommes qui détiennent l’autorité et qui se considèrent comme défenseurs des traditions et des règles obligatoires”. Cette majorité qui résiste coûte que coûte elle peut triompher, bien sûr, mais elle peut aussi, et surtout, et c’est ce qui nous intéresse ici, basculer.
Lorsque suffisamment de personnes adoptent un nouveau comportement, l’exception devient la norme.
Pour les macaques japonais, c’est au 100e singe que le point de bascule apparaît. Pour nous les humain.e.s, le chiffre n’a pas été déterminé mais le comportement est similaire.
Une fois que suffisamment de personnes entrent dans un restaurant et demandent une alternative végétarienne, les chef.fe.s finissent par mettre une entrée et un plat végé automatiquement à la carte.
Une fois qu’il a été relevé suffisamment de fois que c’était peut-être étrange de dire “Bonjour à tous” à une audience composée aux 2/3 de femmes, peu à peu les macaques plus souples dans leur tête finissent par dire “Bonjour à toutes et à tous”7. Et peut-être qu’un jour, qui sait, la France deviendra ce pays moderne où inclure tout le monde dans le langage ne sera pas perçue comme une hérésie extrémiste mais comme une norme et un progrès social.
Écoutez oui, je rêve.
L’histoire ne s’arrête pas là…
À peu près au même moment où je découvre la théorie du 100e singe, le Président de la France E. Macron faisait un discours disant Français, Françaises, “on n’a pas besoin de rajouter des points au milieu des mots”.8
La différence entre un vieux macaque japonais qui veut empêcher son clan de rincer les morceaux de patate douce et un jeune président qui veut empêcher une nation de faire évoluer son langage c’est que les macaques n’ont pas encore inventé la propagande médiatique. Le message du jeune président est relayé massivement par des médias obéissants et désireux, eux aussi, de préserver les deux grandes valeurs françaises : impunité systématique pour les puissants ! et le masculin l’emporte !
Entendre sans cesse des discours qui calcifient le groupe et qui protègent ceux qui mentent, abusent, trichent, violent et volent, ça fout un peu le seum, on va pas se mentir. Et qui a le seum a du mal à avoir la sensation que faire sert à quelque chose.
…et surtout peut se raconter autrement
Qui peut se targuer de savoir comment les choses vont évoluer ? Personne. Les gens peuvent faire des prédictions mais personne ne sait car l’être humain.e est imprévisible, ce qui nous rend magique et insupportable. Notre capacité à désobéir et à faire du jazz nous sauvera ou nous tuera.
Donc finalement, ce qui importe ça n’est pas tant “ce qui est vrai” mais ce que l’on décide de croire. Macron raconte une histoire, que le point médian n’est pas important, que la France défend ses hommes puissants quoiqu’il arrive. Si on croit à son histoire, il gagne. Si on décide de croire à une autre histoire, on gagne.
Si on croit à son histoire, ses idées se répandent soutenues par notre conviction. Il gagne.
Si on ne croit pas à son histoire, on fait circuler une autre histoire, on dit les choses autrement. On gagne.
Ce que l’on dit comme ce que l’on ne dit pas créé du changement. Par exemple :
Le féminisme est le mouvement social le plus efficace de l’âge moderne
Cette idée je l’ai entendue dans un podcast9, c’est l’historien Israélien Yuval Noah Harari qui l’a faite circuler. Voilà ce qu’il dit :
“Je crois que l’un des plus grands accomplissements dans l’histoire moderne est le féminisme. Parce que le féminisme croit au pouvoir des histoires et pas tellement dans le pouvoir de la violence ou des conflits armés. Le système d’oppression en place à travers le monde depuis des milliers d’années semblait tout simplement naturel et éternel.
Vous aviez tous ces mouvements religieux, toutes ces révolutions politiques et une chose restait constante : le système patriarcal et l’oppression des femmes.
Et puis le féminisme est arrivé.
Vous aviez des leaders comme Mao ou Lénine qui disaient “Pour provoquer un vrai changement social il faut utiliser la violence”, “Le pouvoir vient du baril d’un pistolet”, “On ne fait pas d’omelettes sans casser des oeufs”. Et les féministes ont dit “Non. On ne va pas utiliser le pouvoir des armes. On va faire une omelette sans casser des oeufs.” Et elles ont fait une bien meilleure omelette que Mao ou Lénine ou aucun des révolutionnaires violents.
Elles n’ont démarrées aucune guerre, construits aucun goulag, et je ne crois pas qu’elles aient assassinées de politiciens. Il y a eu beaucoup de violence contre elles, verbale et physique, elles n’ont pas répondues par la symétrie de la violence et elles ont réussi à changer ces structures d’oppression ancrées d’une façon qui bénéficie aussi bien aux femmes qu’aux hommes.”
Lorsque j’ai partagé cette citation en story, j’ai reçu des messages disant que le message de Yuval était faux car les féministes avaient utilisé et utilisent de la violence pour faire avancer les choses. J’ai beaucoup réfléchi à ce contre-argument, et voilà où j’en suis :
Si en effet, les féministes ont dû avoir recours à la violence plusieurs fois pour faire bouger les lignes, ça n’a jamais été un premier recours. Le féminisme n’est pas une idéologie qui prône la violence pour convaincre. La violence est utilisée en réaction à. En ce sens je suis d’accord avec Yuval.
Moi ce que je vois surtout dans ce discours c’est un méga point de bascule et une opportunité de changer l’histoire qui circule. Yuval a écrit Sapiens en 2011 et en a vendu plus de 20 millions d’exemplaires dans sa forme initiale. Cette histoire est maintenant déclinée en BD et bientôt en série animée. Dans son livre d’origine il mentionne très brièvement les femmes et dit, grosso modo, que toutes les sociétés ont un point commun : c’est l’asservissement des femmes pour une raison inexplicable. À l’époque j’avais trouvé ça cavalier de sa part et décevant. Clairement, Yuyu n’avait pas eu le mémo que “l’asservissement des femmes” c’était surtout une réécriture systématique de l’histoire faisant croire que les femmes n’ont jamais rien fait d’autres que d’être asservies. Lolilol. Oui je le mets en gras.
12 ans après, ce même historien fait une mise à jour de l’histoire et présente maintenant le féminisme comme le mouvement social le plus efficace de l’âge moderne et comme un mouvement bénéficiant aux femmes et aux hommes. Alors certes, il ne s’excuse pas publiquement d’avoir été un peu vite sur la place de la femme dans l’histoire.
Mais il (un homme cis respecté par des millions de personnes cis) dit au micro d’un autre homme cis : le féminisme est le mouvement social le plus efficace de l’âge moderne.
Ça, c’est un point de bascule.
C’est aussi une opportunité. L’opportunité de se saisir de ce récit, et de l’affirmer en le faisant circuler.
"Les hystériques mal-baisées qui veulent détruire les hommes ? Je crois que tu veux dire les meilleurs stratèges de l’histoire moderne qui tentent d’améliorer la société de façon inclusive, Frédo ?”
Cela fait deux mois que je réfléchis aux propos de Yuval et je me demande pourquoi nous ne lui donnons pas raison, pourquoi nous ne sommes pas stratège, pourquoi nous ne nous emparons pas de cette punchline, nous n’utilisons pas ce que nous savons du pouvoir des histoires et nous ne matraquons pas notre entourage avec ce message ?
Pourquoi on préfère dire : “Oui mais on a été violente quand même !” THAT IS SO NOT THE POINT
Le féminisme est un mouvement puissant, qui crée des points de bascule, qui modifient les gens, qui rend fous les vieux macaques ou les jeunes présidents. Le féminisme appelle à la création d’un monde plus inclusif et juste. Moi j’y crois. Et j’aime l’histoire qui dit que c’est le mouvement social le plus efficace de l’histoire moderne.
Je prends. Je fais circuler.
Et si vous avez envie de m’écrire pour me dire “Oui mais (insérer nouvelle super déprimante qui confirme que le monde va mal, que l’être humain est un connard et que la misogynie augmente) quatre points d’exclamation, emoji déprime” Merci de ne pas le faire. Déjà, je suis au courant, car il y a toujours du monde pour faire circuler les histoires du pire. Et ensuite toute cette newsletter est une invitation à introduire de la diversité et à faire des mises à jour dans les histoires que l’on raconte.
En conclusion : nous avons le pouvoir de faire basculer les choses.
Mais aussi : Le féminisme ? Tu veux dire le mouvement social le plus efficace de l’âge moderne, oui j’en ai entendu parler pourquoi ?
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Quelques news du quotidien :
J’ai créé une communauté privée pour faire circuler des histoires. Vous pouvez la joindre ici. (c’est gratuit mais il faut accepter et suivre les règles.
Le 6 février débute Accountable, le programme pour écrire un scénario de court-métrage en 24 jours. Vous pouvez encore vous inscrire.
Mercredi soir a eu lieu la dernière session de Faire Plus Loin, le programme où j’accompagne six personnes qui développent leur projet créatif. Chaque participante était porteuse d’un projet différent, du scénario à l’adaptation d’un livre en pièce en passant par la fin de création d’un EP de musique à celle d’un pavillon/oeuvre d’art. C’était très fort et très satisfaisant à vivre humainement et créativement. Je reconduis le programme en Avril. Il y a six places.
C’est tout pour moi <3
et encore moins si elle se transformer en génocide
La Théorie du 100e singe, chronique de Bernard Werber sur France Culture
J’ai mis 3h à faire ces sept dessins. Une A.I. peu efficace.
Si vous êtes chef.fe et que vous lisez cette newsletter : tofu, oeufs, seitan. Egalement, j’ai réussi à être dégoutée des falafels alors que je suis Libanaise. Je vous jure que c’est possible de cuisiner sans viande ni poisson ni falafels.
cf note de bas de page numéro 2.
Grosse résistance française
C’était un peu avant son discours où il disait que Gérard Depardieu '“rend fier la France”. On l’aura compris, se comporter comme un vieux macaque japonais n’implique pas d’être vieux quand on est français, cocorico. À force de soutenir tous les hommes avec des gros dossiers de VSS on va finir par croire que E.M. a des choses à cacher. Mais restons professionnelle et scientifique, pour passer de l’hypothèse à l’affirmation il faudrait que je le regarde dans les yeux de femme à homme. J’ai un peu hâte que ce jour arrive.
Yuval Noah Harari : Human Nature, Intelligence, Power, and Conspiracies / Lex Friedman #390 - Si vous cliquez sur le lien vous arriverez exactement à ce passage avec des sous-titres en anglais car j’ai une âme. Mais je vous invite à regarder 5 minutes avant et 5 minutes après (ou tout) pour une meilleure mise en contexte.
Mais oui on est super efficace et révolutionnaire ! Pas besoin d’épées et de lances pour faire une différence 😊
Ça me fait penser à la théorie de la fiction-panier d’Ursula Le Guin, qui propose de sortir des récits “pointus” au sens de voyage transformateur à coup de batailles, guerres, combats de dragons etc. Pour réfléchir à tout•es celleux qui créent des changements dans la société en nourrissant, en soignant, en écoutant, en accompagnant. La transformation peut aussi être douce, en tout cas c’est ce que je crois !
Merci pour ce super article 🔥
Très intéressant, et convainquant