Ceci est une histoire en sauts de puce qui va passer par le prix d’un café pour finir avec de la mise en commun d’idées pour accéder au luxe dans l’espoir que de nos partages s’agrandissent les brèches et que dans ces brèches élargies s’engouffre la transformation.
Mise en Contexte et Mise à Jour
Il y a cinq semaines, je suis partie marcher sur le chemin de Stevenson, un chemin long de 270 km qui part du Puy-en-Velay et qui va jusqu’à Saint-Jean du Gard avec Gizem Gizegen.
Marcher est une activité récente dans ma vie, depuis trois ans maintenant je pars marcher entre 5 et 10 jours par an. Je marche parce que j’ai besoin de passer du temps dehors et en nature, de temps lent et d’effort physique. Cinq à dix jours de marche c’est peu et pourtant cela suffit à me transporter dans un autre monde, dans un autre rythme et à remuer mes cartes internes en profondeur.
Cinq à dix jours de marche ça représente aussi un sacré budget, en matériel, en transport, en nourriture et en logement.
Il y a un mois j’ai partagé en story une photo de trois cafés-cafetière acheté au camping de l’Allier et j’ai demandé aux personnes qui me suivent de deviner combien j’avais payé : 2,80€, 4,80€ ou 7,80€ ?
Plusieurs centaines de personnes ont répondu 2,80€. 85 personnes ont répondu 7,80€. J’avais payé 7,80€. La vie en dehors de la ville coûte de plus en plus cher. La mise à jour fait grincer mon coeur.
La première fois que j’ai décidé d’aller marcher je n’avais pas conscientisé que marcher était un luxe. Les billets de train, l’équipement à acheter, le prix des emplacements de camping qui ne cesse d’augmenter, et même la nourriture, tout cumulé fait pour une moyenne de 30 à 40€ par jour. Ça n’est pas peu pour utiliser ses pieds, dormir sous une tente et manger froid. Et c’est bien plus si vous décidez de dormir en gîte et de manger cuisiné.
Quand un récit de voyage bouleverse une économie
En 1878, l’écrivain Écossais Robert Louis Stevenson alors âgé de 28 ans part marcher avec un âne, Modestine. C’est un voyage motivé par le seum, Robert aime Fanny et Fanny aime Robert, mais Fanny est mariée, a deux enfants et vit aux Etats-Unis or Whatsapp n’existe pas encore, bref, ça va pas. Donc Robert part avec son âne et son couteau et décide de marcher de l’Auvergne aux Cévennes. À l’époque le sac de couchage n’existe pas encore. Ça tombe bien Robert va l’inventer1.
Robert marche douze jours, fait 195 kilomètres, écrit dans son journal, c’est pas facile, il pleut, il vente, il caille. C’est raide aussi parfois. Robert écrit son seum et son seum évolue. Il finit son périple, en moins de quinze jours il a été transformé. De son journal, il reprend, transforme, modifie, allège, son expérience la rendant plus joyeuse et plus poétique, il auto-fictionne comme on dit en 2023, et il publie Voyage avec un âne dans les Cévennes qui sortira en anglais en 18792. Il sera traduit en Français en 1925, soit 46 ans après.
Au début du XXe siècle, le récit de Stevenson servit de “guide” à des aventuriers et des romantiques qui partirent sur les traces de l’auteur, et en 1978, pour fêter les 100 ans de la parution de l’ouvrage en anglais, le GR70 fut crée, permettant de suivre une version allongée et améliorée du chemin de Robert en étant quasiment tout le temps en immersion dans la nature.
De ce journal du seum est né un livre initialement tiré à 700 exemplaires et qui, 150 ans plus tard, est non seulement encore disponible dans la plupart des librairies généralistes mais a aussi créé toute une économie3 traversant quatre régions française4 et a permis à des dizaines de milliers d’humain.e.s de marcher.
Si vous vous demandiez à quoi ça sert d’écrire de l’intime, gardez en tête 5 improbable. D’Écossais éconduit à la Fédération Française de Randonnée il n’y a qu’un manuscrit. L’intime peut aussi être économique.
Salut, marcher c’est cool
Marcher dehors, sans podcast, sans musique, sans téléphone, sans parler, ça débloque le cerveau, la créativité, les émotions. Marcher sans bitume, sans voitures, sans horizon réduit par des tours bétonnées ou vitrées, c’est accéder à d’autre stimuli, c’est activer d’autres parties de ses pensées, de ses ressentis, de ses zones endormies6.
Mettre le corps en mouvement est un moyen éprouvé d’améliorer sa relation à tout, même au sens de la vie. Des écrivains en ont fait des business, des régions en ont fait des business, des hommes en ont fait des philosophies. Il y a des femmes aussi qui marchent et qui explorent et qui racontent, mais on n’est jamais sur les mêmes échelles de grandeur et d’exploitation quand il s’agit de transformer une activité pour quelle devienne capitaliste, pour qu’elle rapporte. L’argent est un produit genré, binaire, à tendance testostéronée7.
En transformant tout mouvement en argent, marcher est donc devenu un luxe.
Redéfinir le Luxe
Il y a quelques semaines j’étais au Festival les Pluies de Juillet en Normandie. J’y ai écouté Corinne Morel Darleux lors de la conférence Écrire des livres, à quoi bon ? un thème qui, si vous suivez mon travail est au centre de mes réflexions et de mes créations. Morel Darleux y a partagé qu’ “écrire est nécessaire mais non suffisant”, que la bataille des imaginaires est l’un des trois leviers8 a actionner simultanément pour transformer les comportements, et que pour imaginer un autre monde, viable, qui nous fasse envie et qu’on ait envie de rendre réel, il fallait (entre autre chose) réussir à imaginer une autre version du luxe.
Le luxe c’est un sujet auquel je pense souvent. C’est quoi le luxe, qui y a droit, pourquoi ?
Aujourd’hui, pour accéder au luxe il faut avoir de l’argent. C’est aussi triste et plat que ça. Le luxe doit s’acheter pour qu’on continue de travailler pour gagner des sous qui nous permettront d’accéder au luxe.
Pas besoin d’être gentil.le, moral.e, intéressé.e par le bien-être du groupe, ou l’état de la planète. Allonge la thune, accède au “luxe”.
Le luxe capitaliste tue l’imagination et pollue. Il créé des envies un peu nulles, de plus en plus vulgaires, répétitives dans leur besoin d’aller toujours plus loin. Il faut exclure les autres pour avoir l’impression de vivre le luxe capitaliste, alors on fait toujours plus cher, toujours plus absurde, toujours plus excluant. Tout le monde peut aller au parc Astérix ? Pas de soucis, faisons des coupe-file à différents niveaux de chéreté, pour que les riches n’attendent plus ! Tout le monde peut accéder à la fosse lors d’un concert ? Plus de problème, faisons une fosse tout devant réservée aux riches qui pourront se payer de voir les artistes sans attendre.
Le luxe capitaliste prend place au sein d’une fiction mortifaire qui murmure à l’oreille de celleux qui sont prêts à troquer leur imagination pour un ersatz de sensation que le luxe c’est de ne plus rien faire, de ne plus attendre, de profiter sans creux, sans bosse, sans surprise.
Moi j’aime le plaisir, j’aime bien manger, bien boire, savourer le silence et les beaux paysages. Je suis sensible à une certaine définition de la beauté qui passe par des moments de qualité dans un respect des éléments qui nous entourent, des objets au vivant.
Je pense qu’avoir accès au luxe c’est très important. Être éduqué.e au luxe aussi. Simplement pas le luxe capitaliste, celui qui te fait croire que le luxe s’est être servi.e. J’aime le luxe d’avoir le temps d’éplucher un pamplemousse et de le manger calmement. Ce luxe là, je le souhaite à tout le monde.
Le Luxe en Open Source
Redéfinir le luxe ça veut dire redonner de la valeur et du sens à ce qui est déjà là, accessible, aux joies simples, à la beauté de notre planète, au silence. Sauf que, sauf que, le luxe capitaliste n’est jamais rassasié et l’accès à la mer, à la montagne, aux rivières, aux bruits des oiseaux, aux papillons, au beau nous est de plus en plus confisqué.
Si vous n’avez pas de patrimoine, si vous n’avez pas des parents ou des grands-parents avec des maisons en Bretagne, en Ardèche ou en Corse, passer du temps en nature peut vite devenir très cher.
Heureusement, il nous reste la créativité et la solidarité pour se donner mutuellement accès au luxe redéfini, le luxe du temps, de l’espace et du calme.
Ces derniers mois plusieurs idées ont émergé autour de moi qui donnait la possibilité d’imaginer le luxe autrement et surtout de le mettre en open source. Et plus j’y pense plus je me dis qu’il faut que je vous les partage, peut-être que vous n’apprendrez rien mais peut-être que ça vous ouvrira de nouvelles horizons, de nouvelles façons de partager ce que vous avez, ou d’accéder à ce que vous ne pouviez pas avoir jusque là.
Circulation.
Le luxe en open source : Un Château pour Créer
En mai dernier j’ai eu la chance de participer à la deuxième résidence d’écriture auto-gérée créé par Marcia Burnier et Sandra Calderan. Nous étions 35 personnes en mixité choisies, toustes ayant une relation à l’écriture, certain.e.s vivant de leur plume, d’autres essayant de la trouver. Nous étions dans un château situé dans un parc magnifique, pour 12,5€ la nuitée. La motivation de Marcia et Sandra pour monter cette résidence était triple : pouvoir faire réseau, pouvoir échanger des savoirs et des expériences liées à l’écriture, pouvoir avoir accès au luxe du beau, de l’espace, de la nature et du calme, même quand on a peu et qu’on est fort.e en débrouille.
L’Association du Château de Ligoure qui nous a accueilli propose des tarifs particulièrement bas et a à coeur de donner accès à ce lieu incroyable à des groupes divers et respectueux. C’est donc un lieu où ça n’est pas l’argent qui fait loi mais le comportement. Incroyable. À la fin du séjour on nettoie les toilettes, les chambres, la cuisine, les pièces à vivre. On repart en ayant passer du temps à rendre propre ce qui nous avait été donné propre. On se rappelle que le luxe demande offrande, et cette offrande c’est la participation à la vie.
Si vous avez la possibilité de vous réunir à plusieurs pour créer un moment particulier, je vous invite à explorer cette option.
Si vous avez envie d’en savoir plus sur cette résidence que j’ai vécu en mai, un épisode de FAIRE avec Marcia et Sandra où elles expliquent comment elles ont fait sort à la rentrée.
Le luxe en open source : Un Château pour Rien
Au cours de cette résidence a eu lieu une discussion sur comment survivre et maintenir sa créativité à flot dans un monde capitaliste qui nous demande de travailler. (J’ai oublié le titre exact mais tous les mots clés sont là) De cette mise-en-commun des vécus et des problématiques de chacun.e est ressortie une idée : on n’a pas toustes le budget de se payer un Airbnb pendant 3 jours ou 3 semaines pour écrire, pourtant on a toustes à un moment besoin de changer d’air.
On a donc créé un groupe Whatsapp où chacun.e peut proposer son logement lorsqu’iel s’en va, avec ses conditions et si quelqu’un.e est intéressé.e, c’est une façon simple, généreuse et peu coûteuse de se poser ailleurs, avec son coeur et sa créativité.
Ici encore, le système repose sur la confiance et le respect. L’accès au luxe se mérite.
Le nom “Un Château pour Rien” a été suggéré par l’auteurice Lucie Heder, c’est devenu le nom de notre groupe Whatsapp. Le voilà en open source en espérant que cela vous inspire pour créer votre groupe d’humain.e.s avec qui échanger vos logements.
Le luxe en open source : Une Résidence Créative et Mobile
En marchant sur le chemin de Stevenson il m’est apparu qu’il manquait une offre. En tout cas qu’il me manquait une offre, celle de pouvoir marcher quelques heures par jour, non pas pour faire une boucle pour rentrer chez moi, mais bien pour avancer et découvrir des paysages et des difficultés variées, tout en ayant suffisamment de jus pour me poser et créer après.
Ici je vous partage une idée qui m’a traversée et à laquelle je vais essayer de donner vie avec deux acolytes, Léa Anaïs Machado et Marie Pons : monter une résidence créative et mobile. Au lieu de se retrouver sur un lieu pour créer, se retrouver en itinérance, sac au dos, tente, gamelle et chaussures de rando, et marcher quelques heures par jour, pendant plusieurs jours pour aller d’un point A à un point B, s’arrêter à sa guise pour écrire et penser et puis se retrouver le soir en communauté pour planter sa tente, manger et se raconter des histoires.
Le but ici est d’avoir accès au luxe du temps, de l’espace, de la nature tout en faisant un effort qui nous sort de notre routine physique et mentale en ayant à la fois des moments solo et des moments de vie en groupe. Le but ici est d’éviter le luxe capitaliste qui offrirait des nuits en gîte et des repas préparés par d’autres, où nous ne serions centrées que sur nous et jamais dans la participation des tâches qui sont essentielles à notre vie.
Si ces idées vous inspirent, prenez-les, c’est gratuit, c’est en open source, faites-les vivre avec d’autres. Si vous avez d’autres idées de luxe en open source, partagez-les avec nous ici. Le luxe capitaliste ne vas pas s’arrêter de lui-même. Les espaces vont se faire rare, le calme aussi. Mais si on partage ensemble ce que l’on a je crois qu’il y a encore moyen de créer beaucoup de beauté et de joie.
C’est la fin de mon histoire. J’espère qu’elle vous donnera envie de saisir vos téléphones et vos boîte mails pour écrire à celleux que vous aimez, qui vous inspirent, qui vous intriguent et leur proposer des moments de luxe en open source
En somme, pour créer la vie ensemble.
À la suite,
Nathalie
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même si, comme dirait mon amie Marion qui a l’esprit pratique et le cerveau manuel : “le sac de couchage c’est deux couettes cousues ensembles”. Dit comme ça, c’est moins impressionnant.
Pour celleux qui aiment calculer le temps, c’est un an après sa marche du seum. Robert fut l’un des premiers écrivain-voyageur. (Si ce n’est le premier mais je suis toujours méfiante des mythes du “premier”. Looking at you Kandinsky.)
Les petits commerçants, les reconvertis en gîte, les restaurants, les cafés, toustes bénéficient du passage de milliers de marcheureuses.
Sans parler des effets dominos culturels, les livres hommages, les films etc.
L’utilisation de l’expression ‘effet domino’ est un hommage à un rêve
Comme pour tout dans la vie, ce que je viens de dire n’est pas vrai pour tout le monde. Si vous vivez à la campagne, c’est aller à Paris en métro qui va déclencher vos zones peu usitées. J’espère que vous avez aimé cette platitude servie sur un plateau de note de bas de page.
“Laissez moi transformer la couture, la cuisine, la médecine, le cinéma en argent. Argent, argent, argent. ” Seum.
Les trois leviers à actionner simultanément pour créer des changements profonds et durables dans une société étant : la préfiguration (commencer à vivre comme si ce que nous imaginons existé déjà), la bataille culturelle ou des imaginaires (créer des fictions qui cultivent notre capacité à changer de perspective, qui nous donnent envie de modifier nos comportements), la résistance (ne pas subir sans rien dire)
Merci beaucoup pour ce ruisseau de luxe qui résonne fort dans ma chambrette ..je vais aller sur ce groupe proposer mon logis citadin car si la nature est essentielle, les bruits et lumières de la ville sont parfois également inspirants , dépaysants... Open créativité ! ...merci !
Je viens de m'inscrire et j'aime beaucoup ce que tu écris! Super idée le chateau pour rien.
Ta description de luxe se rapproche, pour moi, de celle du privilège. Marcher, est-ce un luxe, un privilège, les deux? Rendre un privilège "ouvert", est-ce possible ou est-ce plutôt faire disparaitre ce privilège?