En septembre 2021, nous étions invitées à Paris, avec Marion Séclin, pour parler de la fiction épistaudio La Théorie et la Pratique que nous avions écrites et réalisées. Avec le journaliste Costanza Spina1 nous avions parlé de Diffuser et engager la révolution romantique alors même que le peuple Afghan voyait leur quotidien s’effondrer et être transformé par la prise de pouvoir des Talibans et Costanza de nous demander :
“Je me demande si finalement parler d’amour ici à Paris entre personnes en majorité blanches ça ne serait pas quelque chose de très bourgeois finalement, d’un peu privilégié ?”
Ce à quoi j’avais répondu : “Je n’ai pas la réponse à cette question parce que je ne peux pas sortir de ma propre condition pour savoir si les autres ne parlent pas d’amour, par contre est-ce que parler d’amour ça permet de faire avancer les problématiques de l’écologie, des guerres, des dissensions… Je pense que le fait de parler d’amour ça peut permettre de trouver des solutions beaucoup plus rapidement sur des problèmes qui sont pressants. Ça me paraît évident que le problème majeur de l’Afghanistan c’est le manque d’amour. De l’amour à l’autre, du respect de l’autre, de la considération que l’être humain en face de nous est un être humain à égalité.
Je ne sais pas dans quelle mesure l’angle classiste diminue l’impact et l’importance de parler d’amour en 2021 parce que si on revient sur la zone France, on avance vers les élections présidentielles et je pense que ce qu’on est en train de voir clairement c’est la montée des gens qui cultivent des récits de haine et de dissension, et la meilleure façon de faire ça c’est de nous séparer les uns des autres et de nous faire croire qu’on ne peut pas s’aimer.
Le problème c’est qu’à partir du moment où on apprend à voir l’autre et à l’aimer, que ce soit de façon romantique ou juste dans le fait de son humanité, c’est beaucoup plus compliqué de réussir à justifier les récits qu’on essaye de nous vendre sur le fait de couper des allocations ou faire passer des lois pour empêcher des libertés. En ça, sur une pyramide d’importance, je pense que l’amour c’est le socle qui va permettre de trouver des solutions communes.”
Deux ans après, je suis toujours d’accord avec moi-même : réussir à aimer l’Autre c’est essentielle pour construire un monde généreux, sain, fertile, où l’on cohabite. C’est aussi un barrage nécessaire pour éviter de tomber dans la haine qui submerge.
Ce mardi, j’étais invitée à Paris à nouveau, par Camille Teste2 cette fois, pour parler d'un autre de mes grands sujets : Créer, oui mais pourquoi ?
Oui, pourquoi ?
Depuis 2021, il y a eu la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la révolte Iranienne, des coups d’État au Mali, au Soudan, au Tchad, au Burkina Faso, le tremblement de terre en Turquie3 et puis maintenant, à l’heure où je vous écris où des milliers de personnes ont perdu et perdent la vie de façon dramatique en Israël et à Gaza, où nous assistons à une division des gouvernements et des peuples toujours plus forte.
Au cours de notre discussion Camille m’a demandée
“Est-ce qu’on peut mettre la créativité au service d’un changement social, politique ?”
Ce à quoi j’ai répondu :
“Je pense qu’on peut mettre la créativité au service de tout. On peut donc aussi mettre la créativité au service de mauvaises idées. La créativité c’est un outil pour exprimer des idées qui n’existent pas. Je pense que ta question c’est “Est-ce qu’on peut utiliser la créativité pour défendre des visions politiques et donc changer le monde et transformer les choses ?” et je pense que évidemment plus on arrive à être connecté.e.s à notre créativité plus on a de chances de trouver des idées pour changer des systèmes et créer des nouveaux mondes, créer des nouveaux équilibres. (…)
Pour pouvoir trouver des solutions il faut que chaque personne soit impliqué.e, et pour que chaque personne se sente la capacité de participer il faut qu’elle comprenne qu’elle a un potentiel créatif et en le réveillant elle aide la communauté.”
Au cours de cette heure nous évoquons beaucoup de points qui me semblent important, notamment sur la légitimité à exprimer et explorer sa créativité lorsque l’on ne se sent pas assez doué.e, ou trop âgé.e, ou pas assez apprécié.e et reconnu.e aussi. Le lendemain cette conversation est restée avec moi, j’ai repensé à la légitimité et j’ai développé plus longuement ma pensée ici.
Et puis je pense constamment à cette question qui taraude tant d’entre nous :
Comment s’autoriser à continuer à faire de l’art, à créer des choses qui semblent “inutiles”, comment s’autoriser à vivre le privilège de produire des tentatives, des brouillons, des essais de, des maladresses, à prendre le temps de chercher ce que l’on pense et ce que l’on veut dire quand le monde semble constamment sur le point de s’effondrer ?
La réponse que j’ai trouvé, histoire que je me raconte et que je vous offre ici a pour liant notre porosité. Nous sommes des êtres sensibles à ce qui nous entoure, à ce que nous recevons, à ce que nous ressentons, à ce que les autres nous partagent. Nous avons créé les réseaux sociaux, c’est dire à quel point le passage par l’autre est essentiel à notre croissance.
Tout comme ce que les autres font, partagent, incarnent nous modifient, ce que nous faisons imprègne, voyage et traverse les autres, d’une façon à la fois magique et obscure. Nous savons que tout entre en collision avec tout et donc modifie au moins un peu la plasticité du monde, mais nous ne pouvons bien souvent pas quantifier comment les millions d’informations que nous absorbons nous impactent exactement.
Je ne saurais jamais si c’est cette conversation, ce film, cette situation déplaisante, ce rêve, cette chanson, la pluie alors que je n’avais pas de parapluie, ou la murmuration des oiseaux qui ont fait que j’ai pris cette décision. Un peu de tout ça et beaucoup d’autres choses que j’ai oublié. Tout est important. Peut-être à proportions inégales mais ce qui est sûre c’est qu’il a fallu cette combinaison et cette superposition de choses pour finir par déclencher un changement.
Nous sommes poreux de tout. Tout est important.
Si je déroule le fil de cette théorie fondée sur mon observation de la vie en pratique, je vois une hypothèse se dessiner, celle que créer, donc offrir ce que l’on peut offrir au monde de sa singularité que ce soit à travers de la production artistique ou une façon à soi de penser son travail, sa relation à ses amix, sa relation à sa planète, affecte tout le monde.
Voilà pourquoi on créé et voilà pourquoi je défends l’idée qu’explorer sa créativité n’est pas une activité frivole. Créer des nouvelles façons de penser, sortir du cadre, trouver les brèches ça demande de l’énergie, du travail, une envie puissante. Tout cela ne tombe pas du ciel. Et puisque nous avons le grand privilège d’avoir de l’eau, de l’électricité, internet. Puisque nous pouvons dormir sur nos deux oreilles et imaginer demain, n’est-ce pas notre devoir et oui aussi4 notre grand privilège que de pouvoir consacrer du temps à nous explorer pour ensuite mettre en commun nos trouvailles ? Je crois que si.
Depuis 2021 j’ai compris autre chose, en créant ensemble nous pouvons apprendre à nous aimer.
La meilleure façon de se rappeler que l’autre n’est pas autre mais est une version différente de nous c’est de faire ensemble. La façon la plus transformante de faire ensemble c’est de créer, parce qu'on y est vulnérables, parce qu’il n’y a pas de bonne note quand il s’agit de créativité, et parce qu’en mettant en commun nos singularités à travers la créativité on peut donner vie ensemble à des forces plus grandes, des réactions inattendues, des idées qui soutiendront le groupe et ça, c’est inégalable.
Je crois fermement que notre fonction est de faire évoluer notre espèce en créant des couches d’itération créative de nous. Je le dis aussi souvent que je le peux, les personnes qui ont le pouvoir, qui prennent le plus d’espace aujourd’hui, celles qui font le plus de bruit, celles qui arrivent à imposer leur vision de ce que nous devons être ont une imagination qui ne me convient pas, que je trouve pauvre et moribonde. Elles cultivent la haine de l’autre et militent pour l’obéissance et la productivité.
Se figer dans des idées intolérantes peut sembler rassurant aujourd’hui mais ça n’est pas l’avenir de notre espèce.
Alors si vous créer, continuez. Même si cela vous semble vain. Mettez en commun et parlez de votre réalité. Écoutez aussi. N’oublions pas les histoires des personnes qui arrivent à effacer l’autre pour se rappeler l’humain. La résistance se cache partout. L’art peut être politique. Notre espoir est dans la mise en commun et la création ensemble.
Et si vous avez envie de créer mais n’osez pas, ne savez pas par où commencer, si vous vous sentez seul.e, aimeriez connaître la sensation de mettre en commun dans un groupe, l’offrande que moi je peux vous faire c’est celle de vous joindre à nous dimanche prochain et de créer, quatre fois, de partager, quatre fois, de déplacer les frontières et de mettre en commun et de voir ce qui émergera de tout ça dans nos futurs individuels et collectifs.
Puisque tout est important, donnons de la place à ce que l’on veut voir plus. Peu importe quand vous lirez ce texte, ce soir, dans un mois, dans un an, prenez soin de vous.
Qui a depuis écrit l’essai Manifeste pour une démocratie déviante, amours queers face au facisme publié aux éditions Trouble
Qui a écrit l’essai Politiser le bien-être publié aux éditions chez Binge Audio Éditions
Je ne vais pas pouvoir citer tous les drames et je vous demande de me pardonner. C’est bien mon point, les drames se multiplient en intensité et en enchaînement.
et malheureusement, car cela ne devrait pas être un privilège, comme l’eau, l’électricité et internet
Quand on questionne la validité de la création (ou son privilège) dans des situations de guerre, j’ai parfois l’impression que l’on questionne la validité de l’imaginaire alors que vivre, c’est aussi imaginer et espérer. La création n’est « que » le pendant matériel de cet imaginaire et de cet espoir. Merci pour cette lettre.
Merci, ta lettre vient enlacer le cœur alors que hier justement j'écrivais dans mon journal "est-ce que créer en ce moment à un sens?"... j'avais laissé la question en suspens et ta lettre arrive comme une réponse possible !